Enfin, le 26 janvier 1919, paraît le premier numéro du Libertaire. Après plusieurs années d’un silence forcé imposé par la censure, l’heure des règlements de comptes est venue. Les rédacteurs ne trouvent pas de mots assez durs pour stigmatiser l’attitude des militants ralliés à l’Union sacrée.
Si nous avons un sujet à méditer, ce n’est pas sur la fragilité de nos doctrines, de notre idéal, mais bien sur le manque de conscience, sur la lâcheté, sur l’aberration dont firent preuve certains individus qui ne peuvent, à eux seuls, personnifier l’Anarchie. [1]
Aucun des signataires du « Manifeste des Seize » ne rejoindra l’équipe du Libertaire. Les attaques à leur encontre reprendront aussi souvent que l’actualité en donnera l’occasion aux rédacteurs ou qu’ils auront l’audace de vouloir défendre leur position [2]. Il faut chercher les raisons de cet ostracisme dans le véritable traumatisme provoqué moins par le Manifeste lui-même que par l’apathie des masses ouvrières. Comment ne pas y voir un flagrant démenti des théories antimilitaristes qui prévoyaient la grève générale prélude à la révolution sociale pour éviter la guerre ? Le mouvement libertaire sort donc du conflit avec un déficit idéologique que ne manqueront pas d’exploiter ses adversaires communistes. Cette situation de crise provoque logiquement un durcissement des positions des uns et des autres au lieu d’une nécessaire remise en question des principes de l’anarchisme révolutionnaire.
Mais un problème encore plus épineux préoccupe déjà les militants. Dès le premier numéro, Louis Lecoin, en tant qu’ancien secrétaire de la F.C.A., aborde la question de l’organisation des anarchistes. Ce débat agite les milieux libertaires depuis des années sans qu’un consensus ait pu être trouvé. La plupart des individualistes rejettent, en effet, le principe même d’une fédération. Mais le refus d’une organisation spécifique dépasse largement ce courant. Il est par exemple partagé par certains anarcho-syndicalistes qui doutent de l’efficacité d’un tel rassemblement ou craignent une tentation d’hégémonie sur le mouvement ouvrier. La Fédération communiste anarchiste, fondée à la veille de la Première Guerre mondiale, n’avait pas eu le temps de faire ses preuves. Elle n’avait d’ailleurs réussi à rassembler qu’un nombre limité de groupes même parmi les partisans du communisme libertaire. La surveillance exercée sur les militants à cette époque permet de dénombrer seulement 59 groupes de cette tendance affiliés à la F.C.A. pour 74 groupes autonomes [3]. Aussi Louis Lecoin lorsqu’il propose de la réactiver doit-il promettre de laisser la plus grande autonomie aux groupes [4].
Certains compagnons voient dans cette absence de cohésion préalable une explication de la complète désorganisation du mouvement au moment de l’entrée en guerre. La tâche la plus urgente consiste donc à redonner vie à un groupement réunissant des représentants des différents courants de l’anarchisme français. Au cours d’une réunion confidentielle tenue le 21 décembre 1918, ils décident de reconstituer la défunte F.C.A., en abandonnant toutefois l’adjectif communiste qui appartient désormais aux marxistes. Pour ne pas heurter les sensibilités, les refondateurs prennent l’engagement de s’en tenir à une simple coordination. L’objectif prioritaire de la nouvelle organisation est la publication d’un organe de presse qui, en l’absence de concurrents valables, ne saurait être autre que Le Libertaire. D’ailleurs, les Amis du Libertaire ont joué un rôle de premier plan dans la réorganisation du mouvement. Content qui va bientôt assumer la charge d’administrateur du journal devient le premier secrétaire de la F.A. Le Libertaire, sans en être encore l’organe officiel, insère déjà dans ses colonnes les communiqués et les bulletins d’adhésion à la F.A. Mais bientôt la concurrence avec le Parti communiste va obliger les anarchistes à un fonctionnement plus rigoureux.
Au début, le journal est encore soumis à la censure et les responsables de la publication font une fois de plus les frais de la répression. Dans un contexte de fortes tensions internationales, leur dévouement à la révolution soviétique les place dans la ligne de mire du pouvoir. D’autre part, comme on l’a vu, de nombreux militants emprisonnés pendant le conflit n’ont toujours pas été libérés. Aussi l’hebdomadaire anarchiste organise-t-il une campagne en faveur d’une large amnistie. Il attire l’attention du public sur des cas particuliers qui témoignent d’une situation plus générale.
Symbole vivant de la résistance à la guerre, Louis Lecoin est emprisonné depuis 1912. Il a été condamné, le 18 décembre 1917, à 5 ans de prison par le Conseil de Guerre pour insoumission. Nul doute que les déclarations fracassantes qu’il fit à cette occasion, autant que son activité incessante en faveur de la paix, n’aient pas entraîné ses juges à la clémence. C’était peut-être l’effet escompté. En effet, en le renvoyant derrière les barreaux, ils l’ont conforté dans le rôle de martyr. Lecoin jouissait déjà d’une grande popularité dans les milieux libertaires, pacifistes et syndicalistes. Profitant d’une remise de peine, il sera libéré à la fin de l’année 1920. Sa sortie de prison est célébrée comme un véritable événement par Le Libertaire. Il totalise alors huit années de prison, entrecoupées, il est vrai, de deux séjours de quinze jours à l’air libre ! [5]
Sébastien Faure, le fondateur du Libertaire, se trouve dans une situation nettement plus délicate que celle de Lecoin. Il est en effet impliqué dans une affaire de moeurs qui semble montée de toutes pièces pour le discréditer. Condamné à six mois de prison le 28 janvier 1918, ses amis devront faire paraître l’année suivante une brochure intitulée Une infamie. Les dessous d’une odieuse machination. L’affaire Sébastien Faure [6] pour le réhabiliter et lui permettre de rependre ses activités militantes.
Alphonse Barbé, syndicaliste du Bâtiment, avait déserté le 116ème Régiment d’infanterie le 18 septembre 1916. Il vivait depuis lors dans la capitale sous un nom d’emprunt. Sa participation à la publication du Libertaire clandestin lui avait déjà valu une condamnation « pour propos alarmistes et usurpation d’état civil » à quinze mois de prison, peine portée à trois ans le 3 décembre 1917 par la Cour d’appel de Paris. Il effectua un séjour d’un an à la Santé et un autre de la même durée à Clairvaux, avant d’obtenir une amnistie. Mais ont le fit comparaître dès sa « libération » devant le conseil de guerre de Nantes, où il est encore condamné le 23 octobre 1919 à un an de prison pour désertion.
Le 19 février 1919, l’anarchiste Emile Cottin a tiré sur le « Père-La-Victoire », Georges Clemenceau [7], en ne réussissant qu’à le blesser superficiellement. Il est pourtant d’abord condamné à la peine capitale le 14 mars par le Conseil de guerre, à peine deux semaines avant que Raoul Villain l’assassin de Jaurès ne soit acquitté. Les rédacteurs du Libertaire s’indignent de ce qu’ils considèrent comme une double injustice. Après 42 jours passés dans la cellule des condamnés à mort, Cottin voit sa peine commuée en dix ans de prison accompagnés de vingt années d’interdiction de séjour. Il ne sera libéré que le 21 août 1924. Jusqu’à ce moment, des articles le concernant paraîtront à intervales réguliers pour que son cas ne tombe pas dans l’oubli.
La nécessité d’une amnistie se fait sentir d’autant plus cruellement que de nouvelles condamnations ne tardent pas à toucher les responsables de la publication. Content, qui cumule les fonctions de secrétaire de rédaction, administrateur et gérant, est d’abord poursuivi pour avoir publié un manifeste intitulé : « Au peuple français » [8] en faveur de la Révolution d’Octobre mais il sera acquitté le 10 avril 1919 par le 6ème Conseil de guerre. En décembre 1920, il écope de quatre mois de prison tandis que Loréal, l’auteur de l’article incriminé est condamné à un an.
Au delà de ces cas particuliers, la campagne prend une toute autre proportion. Il ne s’agit plus simplement de faire libérer des compagnons dans l’entourage du journal mais d’exiger une amnistie aussi large que possible. L’utopie prend le pas sur la revendication politique. Le Libertaire du 7 septembre 1919 titre avec conviction : « Il faut qu’on ouvre toute grandes les portes des bagnes, des prisons ». Le 17 octobre de la même année un rassemblement est organisé par la Fédération anarchiste à Paris [9]. Mais le débat sur l’amnistie prévu au parlement pour le mois d’août 1920 sera finalement ajourné.
La défense des militants emprisonnés vise au moins autant à les faire libérer qu’à sensibiliser l’opinion à leur sort. Elle sert ainsi à la propagande. Nous ferons le même constat à propos de l’affaire Sacco et Vanzetti. Mais même ce moyen détourné de toucher les esprits n’échappe pas aux censeurs qui n’hésitent pas à faire de nouveaux prisonniers politiques. Pour plaider la cause d’un compagnon, les rédacteurs du Libertaire sont en effet amenés à justifier ses actes ou même à surenchérir. Loréal sera ainsi condamné à huit mois de prison en mai 1922 pour avoir pris la défense de Cottin dans des termes un peu trop explicites. Comme s’il ne suffisait pas de mettre les anarchistes les plus actifs hors d’état de nuire, des perquisitions et des saisies sont régulièrement effectuées au siège du journal. Le 22 avril 1922, la police confisque ainsi 10 000 exemplaires d’une brochure éditée en soutien à Cottin [10].
La lutte, de plus en plus théorique, pour l’ouverture des prisons est bientôt reléguée au second plan par la campagne contre l’intervention en Russie et les discussions autour de la Révolution soviétique. Cette dernière aura en effet des répercussions sur le mouvement libertaire autant que sur le paysage politique et syndical français au moins aussi importantes que celles de la Première Guerre mondiale.
[1] Le Libertaire, n°1, 26 janvier 1919.
[2] Cf. l’article de Pierre Le Meillour, « Les revenants remettent ça », Le Libertaire, n°175, 26 octobre 1928.
[3] « Anarchistes français. Groupes communistes et individualistes. Rapport de Mai 1914. » Arch. Nat. F7 13 054.
[4] Le Libertaire, n°1, 26 janvier 1919.
[5] Cf. Louis Lecoin, Le Cours d’une vie, op. cit., p. 56.
[6] Cf. sa notice dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, ouvrage monumental publié sous la direction de Jean Maitron et Claude Pennetier, Paris, Les Éditions ouvrières, 1964-1993.
[7] A l’annonce de la mort de Clemenceau, Le Libertaire du 30 novembre 1929, titrera : « Un grand malfaiteur disparaît hélas au moins douze ans trop tard ! ».
[8] Le Libertaire, n°2, 2 février 1919.
[9] Le Libertaire, n°40, 19 octobre 1919.
[10] Le Libertaire, n°171, 28 avril 1922.