Avec la multiplication des dictatures en Europe, Le Libertaire devient une sorte de tribune internationale pour les dissidents. Certains d’entre eux, comme Voline ou Nestor Makhno, ayant trouvé refuge en France adhèrent à l’Union anarchiste, tandis que d’autres servent de correspondants du journal à l’étranger et informent ainsi ses lecteurs de la répression qui frappe les militants révolutionnaires.
A l’évidence, la campagne de protestations contre la répression en U.R.S.S. n’a pas qu’un caractère humanitaire. Pour les rédacteurs du Libertaire, il s’agit d’obtenir la libération des compagnons détenus tout en démontrant la réalité du totalitarisme bolchevique. Cette vigilance des militants anarchistes à l’égard de la situation faite aux compagnons de Russie est à l’origine du refus de l’U.A. d’adhérer au Secours rouge international [1]. C’est également l’occasion de rétablir la vérité historique contre l’historiographie soviétique. Les accusations de L’Humanité sur l’antisémitisme présumé du mouvement makhnoviste fournissent ainsi à Nestor Makhno et Voline le motif d’une riposte sans appel [2].
Cette mise au point précède de seulement quelques semaines l’assassinat à Paris de l’hetman Simon Petlioura par un anarchiste juif de l’entourage de Makhno, Samuel Schwarzbard. Ce dernier avait rencontré, par hasard, dans un restaurant du Quartier latin, l’ancien chef nationaliste ukrainien qu’il rendait responsable de nombreux pogromes [3]. Plusieurs membres de sa famille ayant trouvé la mort dans ces massacres de l’hiver 1920-1921, Schwarzbard décida de les venger et confia son projet à Nestor Makhno lequel tenta en vain de le dissuader [4]. Il passa à l’action le 25 mai 1926 en abattant Petlioura en pleine rue. Une fois son acte accompli, il alla trouver la police pour se constituer prisonnier. Brillamment défendu par Henry Torrès et Bernard Lecache, assistés de Boris Souvarine, devant la cour d’assises de la Seine, il sera acquitté, le 26 octobre 1927, sous les applaudissements du public venu assister au procès. Samuel Schwarzbard su tirer profit de l’agitation médiatique faite autour de toute l’affaire pour fonder, en compagnie de Bernard Lecache, la Ligue internationale contre les pogromes, devenue l’année suivante, la Ligue internationale contre l’antisémitisme (L.I.C.A.), à laquelle il se consacrera jusqu’à sa mort le 3 mars 1938 [5].
En mai 1927, Le Libertaire prend l’initiative d’une enquête sur la répression en Russie soviétique. Les articles sont signés Senya Flechine, Mollie Steimer et Voline, tous trois, anarchistes russes réfugiés en France et fondateurs, en compagnie d’Alexandre Berkman et de Jacques Doubinsky, du Groupe d’entraide aux militants exilés. L’année suivante, le journal propose la création d’une commission d’enquête qui se rendrait sur place pour s’informer de la situation faite aux militants révolutionnaires en U.R.S.S. [6] A la même époque, Nicolas Lazarevitch sillonne la France pour faire des conférences sur le sujet. Mais si ces interventions peuvent contribuer à ouvrir les yeux de certains Français, elles ne changent rien à la situation en Russie. En 1929 Staline inaugure une nouvelle vague de répression en faisant fermer les dernières librairies anarchistes à Moscou et Leningrad. La propagande de l’U.A. contre la répression bolchevique culmine avec la publication le 7 février 1931, d’une édition spéciale intitulée « Sous la botte de Staline ». Elaboré sous la direction de Voline, ce numéro dresse un violent réquisitoire contre la dictature du prolétariat. Mais déjà, les anarchistes détournent leurs regards de l’Union soviétique pour l’Espagne. En octobre 1931 au congrès de Toulouse, l’U.A.C.R. se propose toujours de continuer l’« agitation contre les gouvernements russes qui, au nom du prolétariat, emprisonnent et assassinent les compagnons de Russie ». [7] Pourtant, l’Espagne et la Confédération nationale du travail (C.N.T.) [8] monopolisent déjà leur attention : « Dans les circonstances présentes les anarchistes ont le devoir de soutenir de toutes leurs forces les compagnons d’Espagne en lutte contre le gouvernement des fusilleurs républicains » [9].
La situation de l’autre côté des Pyrénées paraît en effet explosive. Si les organisations anarchistes y bénéficient d’une représentativité exceptionnelle, la répression qui répond aux différentes tentatives d’instauration du communisme libertaire est sans commune mesure avec les ennuis que récoltent les plus actifs des militants français. Aussi, trois ans seulement après la campagne pour Ascaso, Jover et Durruti, le Comité de Défense du Droit d’Asile de Lecoin doit-il encore soutenir d’autres adhérents de la C.N.T. évadés des prisons espagnoles et réfugiés en France.
Le sort réservé aux opposants politiques en Allemagne depuis l’arrivée au pouvoir d’Hitler n’est pas plus enviable mais les informations à leur sujet sont plus rares. André Prudhommeaux, qui vient de dresser dans Le Libertaire le « bilan de douze ans de bolchévisation du prolétariat allemand » [10], prend la défense de Marinus Van der Lubbe, un Hollandais, partisan du communisme des conseils. Il entre à cette occasion en conflit avec le reste de l’équipe du Libertaire qui accuse l’auteur présumé de l’incendie du Reichstag d’être un agent des nazis. Prudhommeaux, convaincu de son innocence préferera quitter la rédaction et poursuivra sa campagne dans La Revue anarchiste au nom du Comité international van der Lubbe. [11]
Ce serait une grave erreur d’évaluer l’influence du Libertaire proportionnellement à l’agitation en faveur de Sacco et Vanzetti ou d’Ascaso, Jover et Durruti. Ces actions ponctuelles débordent largement le cadre des sympathisants de l’U.A.C. Elles révèlent surtout l’incapacité des libertaires à agir seuls. Beaucoup de militants y voient une preuve supplémentaire de la nécessité d’une organisation structurée. Cela explique partiellement l’introduction dans l’Union anarchiste d’un « plateformisme » radical.
[1] « En marche vers l’Unité Anarchiste », Le Libertaire, n°67, 17 juillet 1926.
[2] Le Libertaire, n°73, 27 avril 1926.
[3] Voir May Picqueray, May la réfractaire, op. cit., p. 126.
[4] Voir Alexandre Skirda, Nestor Makhno, le cosaque de l’anarchie. La lutte pour les soviets libres en Ukraine 1917-1921, Paris, éd. A.S., 1982, 3ème édition revue et augmentée sous le titre, Nestor Makhno : le cosaque libertaire 1888-1934. La guerre civile en Ukraine 1717-1921, Paris, Les éditions de Paris Max Chaleil, 1999, p. 320.
[5] Voir sa notice dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, op. cit. et sa nécrologie dans Le Libertaire, n°606, 16 juin 1938.
[6] Le Libertaire, n°145, 20 mai 1928.
[7] Le Libertaire, n°331, 23 octobre 1931.
[8] Ce puissant syndicat anarchiste fort d’un million d’adhérents va tenter, à plusieurs reprises au cours des années suivantes, d’instaurer le communisme libertaire.
[9] Le Libertaire, n°331, 23 octobre 1931.
[10] « Bilan de douze ans de bolchévisation du prolétariat allemand » in Le Libertaire du n°390, 17 mars 1933 au n°392, 31 mars 1933.
[11] Comité international van der Lubbe, « A propos d’un acte individuel. Notes sur l’installation de l’hitlérisme. Sur le chemin de la vérité. van der Lubbe et les mensonges du “Livre brun” (avec témoignages et pièces justificatives) », La Revue anarchiste, n°19, mars 1934. Voir Marinus van der Lubbe, Carnets de route de l’incendiaire du Reichstag, présentés et annotés par Yves Pagès et Charles Reeve, Paris, Verticales, 2003, 295 p.