Leur soutien actif n’empêchait pas les militants de l’U.A. de constater la dérive du mouvement libertaire espagnol. La collaboration de la C.N.T. avec les partis politiques et l’entrée, le 4 novembre 1936, de quatre ministres anarchistes au gouvernement [1] constituaient de sérieuses entorses aux principes libertaires. Plus grave, la stratégie politique de la C.N.T. laissait les mains libres aux agents de Staline en Espagne. Elle n’est parvenue à s’opposer ni la militarisation des milices ni à la dissolution des comités révolutionnaires locaux. La Pravda du 17 décembre 1936 pouvait déjà annoncer fièrement : « En Catalogne a déjà commencé le nettoyage des trotskistes et des anarcho-syndicalistes. Il sera mené avec la même énergie qu’en Union soviétique ».
Du 3 au 8 mai 1937, à Barcelone de violents affrontements opposent les communistes aux anarchistes et aux trotskistes du P.O.U.M. Les dirigeants de la C.N.T. et de la F.A.I., au lieu de soutenir leurs propres troupes, multiplient les appels au calme. Ils finiront par obtenir que leurs partisans déposent les armes. En plus des 500 victimes tombées dans ces combats de rues, un certain nombre de militants libertaires comme l’Italien Camillo Berneri ont été tout simplement exécutés. Ces « journées de mai » ne sont qu’un prélude du retour à l’ordre établi. Le 18 mai, un nouveau gouvernement est formé sans la participation de la C.N.T. ni celle de l’U.G.T. Le 16 juin, les agents soviétiques procèdent à l’arrestation des dirigeants du P.O.U.M. Un décret, daté du 11 août, ordonne la dissolution du Conseil et des collectivités d’Aragon organisées par les anarchistes. Une force d’intervention commandée par le général stalinien Lister va se charger de son exécution. La direction de la C.N.T. obtient par son silence coupable le privilège de réintégrer le gouvernement Négrin le 6 avril 1938.
Le mouvement libertaire espagnol est donc profondément divisé entre, d’un côté, les opportunistes, partisans de la participation de la C.N.T. au gouvernement, et de l’autre, les ultras pour qui la lutte antifranquiste ne justifie pas l’abandon des conquêtes sociales. On retrouve le même clivage en France, l’U.A. soutenant la position officielle de la C.N.T. alors que la F.A.F. et la C.G.T.-S.R. la combattent. L’Espagne antifasciste dont les principaux rédacteurs sont Pierre Besnard, André Prudhommeaux et Voline, est l’organe de cette opposition à tel point que la C.N.T. est contrainte de lancer un nouveau titre dès septembre 1937. La Nouvelle Espagne antifasciste doit défendre son propre point de vue en France. Mais l’équipe précédente retrouve une tribune avec L’Espagne nouvelle. Le ton employé dans ce journal dépasse les bornes de la simple polémique. Le Libertaire cesse d’en faire la publicité et retourne le numéro 5 à son expéditeur. [2]
Au contraire des publications de la F.A.F. et de la C.G.T.-S.R., Le Libertaire ne parle pas de « trahison » et reste assez discret sur les exactions commises par les staliniens. Il préfère afficher un soutien sans faille à la C.N.T. plutôt que de compromettre l’élan de solidarité en faveur de la Révolution espagnole. Cette prudence contraste avec l’intransigeance coutumière des militants et des théoriciens anarchistes. Mais ça n’est qu’une façade. En coulisses, les militants de l’Union anarchiste ne taisent ni leurs craintes ni leurs critiques à l’égard de la direction confédérale.
Dans Le Libertaire, il y avait la version « officielle », mais, de nous à nous, nous leur disions : Mais qu’est-ce que vous foutez ? Vous êtes en train de vous liquider, de déconsidérer le mouvement, etc. Mais ils nous disaient : Pas d’histoires ! La victoire d’abord et, après, nous liquidons tous les autres. Ils se croyaient plus forts qu’ils ne l’étaient. [3]
[1] Il s’agit de Federica Montseny (Santé), Juan Garcia Oliver (Justice), Juan Lopez (Commerce) et Juan Peiro (Industrie). La C.N.T. disposait également de trois représentants dans le gouvernement catalan : Juan P. Fabregas (Economie), J. Domenech (Ravitaillement), A. Garcia Birla (Santé).
[2] David Berry, « Face à la guerre civile d’Espagne », art. cit., p. 59.
[3] Nicolas Faucier et Paul Lapeyre, « Nous avons tant aimé la révolution », op. cit., p. 86.