Le Libertaire (1917-1956) > Catalogue des articles > 7 mars 1952

Pour sauver nos 11 condamnés à mort

Le discours prononcé à Wagram par notre camarade André Breton

Camarades,

Si quelque part au monde le cœur de la liberté continue à battre, s’il est un lieu d’où ses coups nous parviennent mieux frappés que de partout ailleurs, nous savons tous que ce lieu est l’Espagne. Il est exaltant de penser que quinze ans de dictature ne l’ont pas brisée. Lors des grèves de Barcelone de mars 1951, on a pu constater que, non seulement la combativité des milieux ouvriers aussi bien qu’universitaires n’était en rien diminuée, mais encore qu’une contagion magnifique s’étendait aussitôt à l’ensemble de la population, isolant d’un seul coup les tenants et profiteurs du régime et en posture de les expulser comme un corps étranger.

Tous ceux qui ont rendu compte de ces grèves, même sans sympathie profonde pour la longue souffrance du peuple espagnol, ont été frappés par leur propension extrêmement rapide à faire tache d’huile. Manifestement, il s’agissait là d’un phénomène qui déjouait tous leurs pronostics.

Ils comprennent mal comment un simple boycott des tramways, décidé en raison de l’augmentation du tarif de transport, pouvait avoir propagé une telle ampleur. Ils allaient de surprise en surprise : la police avait curieusement tardé à réagir, l’armée était restée dans l’expectative, une grève atteignant plusieurs centaines de milliers d’ouvriers avait pu être déclenchée par téléphone, sur l’ordre évidemment apocryphe de la Phalange.

Une mystification de cette envergure (les correspondants de presse s’accordent à lui attribuer une importance décisive) semble bien donner le climat de ces journées presque insurrectionnelles. On a pu dire que c’est l’humour qui, du commencement à la fin du mouvement, lui avait prêté son « unité de style ». Ainsi, contrairement à ce qu’on pouvait attendre des moyens de coercition sur lesquels repose une dictature, un tel mouvement s’était avéré possible et dans la voie de sa généralisation, il n’avait pu être freiné que de justesse.

Chose encore plus significative, en cette occurrence la victoire intégrale appartint aux grévistes ; rappelons-nous que les compagnies durent renoncer à l’augmentation du ticket de tramway, que le gouverneur et le chef de la police de Barcelone furent remplacés ainsi que le dirigeant provincial des syndicats fantoches autorisés par Franco. Par-dessus tout, retenons que les sanctions prises à l’occasion de la révolte catalane durent être levées, les grévistes obtenant d’être payés moyennant des heures supplémentaires.

Il y a là un fait nouveau qui ne saurait être trop médité. Ceci ne peut manquer d’être interprété comme une grande lézarde qui affecte dans son ensemble toute la structure dictatoriale. On a beau tuer, s’employer à avilir tout ce qui peut être avili, tour à tour brandir le crucifix et faire donner la mitraillette, affamer un peuple et le retrancher de ce qui reste de communauté humaine, on n’en finit pas pour cela avec l’âme de ce peuple telle qu’elle s’est incarnée en mon enfance dans la personne de Francisco Ferrer et qu’elle s’est retrempée dans la vaillance légendaire de la C.N.T. et de la F.A.I.

On a décelé sans peine quelques-unes des causes immédiates des troubles de Barcelone. Paul Parisot, dans la revue Preuves, insiste sur la misère des masses, l’asphyxie économique de l’Espagne. Fomento de la produccion, second organe économique espagnol (et celui du patronat catalan) reconnaissait, en novembre 1950, que pour se nourrir, l’ouvrier catalan avait besoin de 141,5 % de son salaire.

Le correspondant de United Press à Paris signalait dans les dernières semaines de décembre une augmentation de 30 % sur les produits de première nécessité tels que le pain, le sucre et les œufs. A cela, dit-il, s’ajoute l’exode massif des campagnes vers les villes, essentiellement vers Barcelone, exode qui accroît la misère dans les villes où règne déjà le chômage, et provoque une diminution très sensible de la surface des terres cultivées. Ces considérations, en effet tout -à fait essentielles, n’ont que le défaut de laisser de côté cette sombre flamme, spécifique du génie espagnol, qui, par l’intermédiaire de Goya, s’est transmise sans défaillance du Cervantes de Numance à Federico Garcia Lorca.

Cette flamme est celle que je m’émeus toujours de retrouver dans les yeux de nos camarades espagnols en exil rencontrés ici ou par le monde. Il y a eu tant de grands navigateurs dans leur histoire que ce point vers lequel ils n’ont cessé de tendre, en dépit des vents contraires, je suis persuadé qu’ils l’atteindront.

Ce sera toute justice, toute réparation pour eux et pour nous. N’oublions pas que le monstre qui, pour un temps, nous tient encore à sa merci, s’est fait les griffes en Espagne. C’est là qu’il a commencé à faire suinter ses poisons : le mensonge, la division, la démoralisation, la disparition ; que, pour la première fois, il a fait luire ses buissons de fusils au petit matin, à la tombée du soir ses chambres de torture. Les Hitler, les Mussolini, les Staline ont eu là leur laboratoire de dissection, leur école de travaux pratiques. Les fours crématoires, les mines de sel, les escaliers glissants de la N.K.V.D., l’extension à perte de vue du monde concentrationnaire ont été homologués à partir de là. C’est d’Espagne que part l’égouttement de sang indélébile témoignant d’une blessure qui peut être mortelle pour le monde. C’est en Espagne que, pour la première fois, le droit de vivre libre a été frappé.

Camarades, en tenant ces propos, j’ai conscience de ne pas m’éloigner de ce qui nous réunit ce soir. Onze de nos camarades d’Espagne sont dès maintenant promis aux balles franquistes, Sachant que la plupart d’entre eux sont emprisonnés depuis bientôt deux ans, il est trop clair que de cette manière Franco tâte l’opinion internationale pour savoir si elle endurera, sur une beaucoup plus grande échelle, la répression du soulèvement de février-mars 1951, dont on estime qu’elle a entraîné plusieurs milliers d’arrestations.

Quand bien même nous ne connaîtrions pas la nature du délit qui expose à la mort nos onze camarades, il va sans dire qu’en aucun cas nous ne saurions prendre notre parti d’une sentence rendue par des officiers fascistes, après simulacre de plaidoirie par des fascistes - ceci sans préjudice du scandale qu’il y a, où que ce soit, à ce qu’un individu affublé en magistrat demande et obtienne « la tête des autres ».

Mais la nature du délit nous est connue et nous savons aussi sous quelle loi scélérate il tombe, la "loi de répression contre le banditisme et le terrorisme", décrétée le 18 avril 1947. Il n’est que de réfléchir un instant à ces mots -banditisme, terrorisme- pour reconnaître qu’ils sont abusivement applicables à toute activité de résistance à l’ordre, par exemple de celle qui a été opposée ici au fascisme allemand.

Il n’est pas moins évident que les moyens de lutter contre cette idéologie, dès l’instant qu’elle a usurpé le pouvoir, ne sauraient non plus différer, qu’on se place il y a quelques années en France occupée ou aujourd’hui en Espagne bâillonnée, ligotée, mais non vaincue. Ces moyens, nous avons appris à les connaître et nous n’avons pas la mémoire assez courte pour exiger d’eux qu’ils soient pacifiques. Ce serait, ou jamais, l’occasion de dire, à l’adresse des juges de Séville et de Barcelone : « Que messieurs les assassins commencent ».

D’autres que moi s’élèveront ce soir contre la série d’iniquités qui ont marqué le déroulement de l’affaire qui nous occupe. La fameuse technique dite de "l’amalgame", que des procès comme ceux de Moscou ont mise au point, permet, une fois de plus, de rassembler sous le même chef d’accusation des camarades qui ne nient pas les actes dont on les accuse et des camarades qui n’ont rien commis de tel, sans qu’il nous soit possible de distinguer ceux-ci de ceux-là dans les conditions d’étouffement réalisées (procès à huis clos, informations réduites à cinq lignes dans les journaux de Barcelone et de Madrid).

Mais là ne saurait être la question : notre solidarité doit aller indistinctement à eux tous. Comme dans toute action de résistance, il serait impardonnable de vouloir dissocier de ceux qui ont agi avec le plus grand courage ceux que l’accusation mêle aux précédents pour frapper en eux la simple opposition passive au régime.

Comme le fait observer Solidaridad Obrera, organe de la C.N.T. d’Espagne en exil, l’inculpation de « banditisme » tombe d’ailleurs d’elle-même dès qu’on se reporte à ce paragraphe du premier feuillet rempli par le juge d’instruction, qui souligne assez le caractère politico-social de la persécution :

« Ces groupes ont perpétré à Barcelone, qui était l’objectif principal de leur activité, à dessein d’y poursuivre, par des actes criminels -ici, les occupants nazis n’auraient pas parlé autrement- leur oeuvre de perturbation de l’ordre social.

En ce lieu, ils ont reçu l’appui des membres de leur organisation (la C.N.T.) qui, non seulement a mis à leur service des éléments d’agitation et des groupes organisés - organisés, on ne leur fait pas dire - mais leur a procuré des informations. Ils faisaient, en outre, du prosélytisme pour étendre les idées anarcho-syndicalistes d’action directe et transmettre des instructions aux groupes d’action. »

Il s’agit, on le voit, contre le fascisme, de la forme de résistance même qui a été tenue ici le plus en honneur.

Surtout, Camarades, gardons-nous de douter de l’efficacité de notre protestation. Franco est loin de disposer des moyens qui permettent, derrière le " rideau de fer ", l’organisation de ces procès à grand spectacle où les accusés surenchérissent sur les témoins à charge et louchent avec complaisance vers leur bourreau. Il en est réduit à opérer dans l’ombre et, comme on l’a vu par les grèves de Barcelone, il n’est pas impossible de le faire reculer.

Avant qu’il ne soit trop tard, puisqu’aux dernières nouvelles les faux avocats de nos camarades sont venus les avertir qu’on allait les fusiller, n’ayons tous qu’une voix pour exiger la révision au grand jour des procès de Séville et de Barcelone, avec des avocats réels ayant eu le temps d’étudier la cause et sous la garantie d’observateurs étrangers. A tout prix, et de toute urgence, trouvons aussi le moyen de faire tenir à nos camarades un message comme : « Au nom de tous les hommes libres et aussi de tous ceux qui n’aspirent qu’à se libérer, merci. »

« Ne cessez pas d’espérer, nous sommes ici de pensée, de cœur avec vous. »

« Vie et gloire à l’héroïque C.N.T. espagnole ! »


André Breton