Le Libertaire (1917-1956) > Catalogue des articles > 7 août 1952

Billet surréaliste

Le sens d’une rencontre

Il y a près de dix mois que les surréaslistes collaborent au Libertaire. Au cours de cette période, nous n’avons cherché qu’à resserrer les liens qui unissent deux mouvements révolutionnaires agissant nécessairement sur deux plans différents, le premier sur celui de l’action directe en préparant la révolution sociale, le second sur celui de l’esprit et de la sensibilité en vue d’un bouleversement des structures mentales. La fin ultime que s’assignent anarchistes et surréalistes est commune : restitution intégrale des pouvoirs dont l’homme a été spolié, tant par les puissances spirituelles que par les puissances économiques et politiques.

Nous avons essayé d’expliquer dans ces colonnes que si l’inégalité sociale était le phénomène le plus immédiatement préhensible de l’ordre dans lequel nous vivons, elle n’en devait pas moins sa scandaleuse pérénité à un ensemble autrement plus complexe et plus étendu que celui défini par les seules lois économiques. Car tout est lié, au capitalisme de l’argent correspond le capitalisme de la pensée, il serait vain de vouloir détruire l’un en conservant l’autre intact.

C’est en ce sens que plusieurs d’entre nous se sont attaqués à quelques mécanismes mentaux que le fait de constituer l’armature de la pensée réactionnaire n’empêche pas de passer pour libérants à certains regards révolutionnaires. Du rationalisme, dont trop de camarades sont encore tributaires, on a prétendu faire une machine contre l’obscurantisme religieux, alors qu’historiquement rien n’a mieux contribué à renforcer la doctrine chrétienne. On sait assez quelles peines furent infligées par l’Église à ceux qui tentèrent d’échapper à la toute-puissance de la raison et comment celle-ci fait excellent ménage avec la foi dans la théorie scolastique.

Il appartenait au surréalisme de démontrer qu’une autre conséquence du rationalisme était d’interdire à l’homme toutes les chances d’accès à un monde meilleur par le rêve, le merveilleux, la poésie, l’amour. Nous n’avons jamais eu l’intention de nier l’évidence rationnelle. Nous déclarons seulement que trop longtemps l’accent a été mis sur cette évidence au point de rejeter hors de la représentation mentale et de la mémoire des hommes une autre évidence qui se manifeste pourtant à leur perception, mais ne dépasse plus ce stade - l’irrationnal. Le surréalisme, dans sa définition spécifique, ne se connaît d’autre mobile qu’une continuelle révélation des phénomènes irrationnels jusqu’à ce qu’ils devienent, au même titre que les phémonènes rationnels, d’usage courant et qu’en dernier recours disparaissent toute classification et toute hiérarchie à l’intérieur de l’esprit. Ce désir d’en finir avec l’exploitation de l’esprit ne fait qu’un avec la volonté généralisée d’en finir avec l’exploitation de l’homme.

Notre révolte, parce qu’elle est totale (que cela plaise ou non), nous fait nous rencontrer avec les éléments extérieurs spécialisés qui nous paraissent les plus dangereux pour l’ordre que nous voulons abattre et les plus proches de nous dans la morale, pour celui que nous désirons construire.

C’est ainsi que sur un plan où il n’appartient pas au surréalisme de lutter par ses propres moyens, nous faisons nôtres les aspiration de la Fédération anarchiste vers une société communiste libertaire. Mais nous entendons également, non pas imposer à nos camarades anarchistes le partage de nos idées, mais provoquer chez eux une prise de conscience à l’égard d’un certain nombre de problème de problèmes qui ressortissent plus particulièrement aux domaines intellectuel, sensible et moral et qui appellent une résolution aussi radicale que le problème social.


Jean Schuster