Le Libertaire (1917-1956) > Catalogue des articles > 10 juillet 1952

La révolution et les syndicats

II. Les syndicats et la lutte de classes

Le premier syndicat ne surgit qu’en 1864. Toute idée de lutte de classes en est absente puisqu’il apparaît au contraire en se proposant de concilier les intérêts des travailleurs et ceux des patrons. Tolain lui-même ne lui donne pas d’autre but. Il faut aussi constater que le mouvement syndical ne part nullement des milieux les plus exploités de la classe ouvrière - du prolétariat industriel naissant - mais bien des travailleurs appartenant à des professions artisanales. Il reflète donc directement les besoins spécifiques et les tendances idéologiques de ces couches ouvrières.

Tandis que les cordonniers et les typographes, artisans par excellence, créent leur syndicat en 1864 et 1867 respectivement, les mineurs, qui constituaient le prolétariat le plus directement exploité, ne créent leur premier syndicat qu’en 1876, dans la Loire (en 1872 dans le Nord et le Pas-de-Calais) et le textile, où les conditions de travail sont particulièrement effarantes, n’éprouve pour la première fois le besoin d’un syndicat qu’en 1877. D’où vient, à cette époque de fermentation des esprits, alors que les idées sociales (et les idées anarchistes qui ne s’en distinguent que plus tard) se répandent dans toute la classe ouvrière des grandes villes, que les travailleurs les plus exploités répugnent si manifestement à l’organisation syndicale, tandis que ceux dont le niveau de vie est plus élevé la recherchent ?

Il faut tout d’abord rappeler que les premiers syndicats créés par des ouvriers de professions artisanales ne sont que des organismes de conciliation et non pas de lutte de classes. Ils ne le deviendront que plus tard. Par ailleurs, ils représentent la forme d’organisation qui convient le mieux à des professions rassemblant dans de multiples ateliers un nombre généralement assez faible d’ouvriers du même métier. C’était le meilleur moyen de rassembler les ouvriers d’un même métier disséminés dans les ateliers d’une ville, de leur rendre une cohésion que les conditions mêmes du travail tendaient à détruire.

Il faut aussi rappeler que le caractère artisanal d’un métier a souvent pour conséquence que patrons et ouvriers travaillant côte à côte, mènent le même genre de vie. Même si la situation économique du patron est très supérieure à celle de l’ouvrier, le contact humain qu’il maintient souvent avec ce dernier empêche que se crée le fossé séparant ouvriers et patrons des grandes industries. Entre patrons et ouvriers des métiers artisanaux, il reste aussi un minimum de solidarité de métier, totalement inconcevable dans la grande industrie. Toutes ces raisons concouraient le plus souvent à induire à la conciliation plutôt qu’à la lutte.

La situation des ouvriers du textile et des mines (pour reprendre cet exemple) était toute différente. Chez les mineurs comme dans le textile, de grandes masses d’ouvriers de professions diverses étaient rassemblées dans des usines ou des puits, soumises à des conditions de travail inhumaines.

Si les ouvriers des entreprises artisanales sont les premiers à s’organiser pour discuter de leurs intérêts avec les patrons, ceux des grandes industries, soumis à la plus impioyable pression du capital, sont les premiers à percevoir ce qui les oppose irréductiblement au patronat, à s’insurger contre la situation qui leur est faite, à pratiquer l’action directe, à réclamer leur droit à la vie, les armes à la main, bref à s’orienter instinctivement vers la révolution sociale. Le soulèvement des canuts lyonnais de 1831, ainsi que la grève des mineurs de 1844 le montrent assez. Tandis que, de 1830 à 1845, les typographes, par exemple ne figurent pas une seule fois sur une liste des métiers qui ont encouru le plus grand nombre de condamnation, les mineurs y apparaissent trois fois (l’industrie minière est alors en plein développement) et les travailleurs du textile presque tous les ans.

La conclusion qui s’impose est que les ouvriers des grandes industries ne portaient aucun intérêt à une forme d’organisation se proposant une conciliation (qu’ils sentaient impossible) entre les classes adverses. Ils n’y viennent que plus tard et pour ainsi dire en rechignant, car ils sont poussés, par leur situation même, à des formes de lutte ouverte avec le patronat que le syndicat n’a pas envisagées, du moins à ses débuts. En fait, les travailleurs des grandes industries ne viendront à l’organisation syndicale qu’à partir du moment où celle-ci inscrira en tête de ses statuts des principes de lutte de classes. Ce sont d’ailleurs eux qui de 1880 à 1914 mèneront les luttes les plus violentes sur le plan revendicatif. Moyennant cette concession à leurs aspirations, ils se résigneront à adhérer au syndicat pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’aucune autre forme d’organisation n’était concevable à cette époque. En outre, on avait alors devant soi la perspective d’un long développement progressif du capitalisme, d’où la nécessité d’accroître la cohésion de la classe ouvrière afin d’arracher au patronat des conditions d’existence plus satisfaisantes permettant une meilleure préparation des travailleurs à l’assaut final de la société.

Dès ses débuts, le syndicat ne se présente donc que comme un pis-aller pour les ouvriers des grandes industries. Il reste cependant acceptable à l’époque à cause des survivances artisanales que comporte l’industrie. C’était une solution positive dans cette époque de développement continu de l’économie capitaliste qui s’accompagnait d’un accroissement constant de la liberté et de la culture. Sa reconnaissance par l’État et, à travers elle, du droit de réunion, d’association et de presse, constituait une acquisition considérable.

Cependant même lorsque le syndicalisme adopte des principes de lutte de classes, il ne se propose à aucun moment, dans le combat quotidien, le renversement de la société ; il se borne au contraire à rassembler les ouvriers en vue de la défense de leurs intérêts économiques, dans le sein de la société capitaliste. Cette défense prend parfois un caractère de combat acharné mais ne se propose jamais, ni implicitement ni explicitement, la transformation de la condition ouvrière, la révolution. Aucune des luttes de cette époque, même les plus violentes, ne vise ce but. Tout au plus envisage-t-on dans un avenir indéterminé, qui prend dès ce moment le caractère de la carotte de l’âne, la suppression du patronat et du salariat, et, par suite, de la société capitaliste qui les engendre. Mais aucune action ne sera jamais entre prise dans ce but.

Le syndicat, né d’une tendance réformiste au sein de la classe ouvrière, est l’expression la plus pure de cette tendance. Il est impossible de parler de dégénérescence réformiste du syndicat, il est réformiste de naissance. À aucun moment, il ne s’oppose à la société capitaliste et à son État pour détruire l’une ou l’autre, mais uniquement dans le but d’y conquérir une place et de s’y installer. Toute son histoire de 1864 à 1914 est celle de la montée et de la victoire définitive de cette tendance à l’intégration dans l’État capitaliste, si bien qu’à l’éclatement de la première guerre mondiale, les dirigeants syndicaux, dans leur grande majorité, se retrouveront tout naturellement du côté des capitalistes auxquels les unissent des intérêts nouveaux issus de la fonction que les syndicats ont fini par assumer dans la société capitaliste. Ils sont alors contre les syndiqués qui eux, voulaient abattre le système et éviter la guerre et ils le resteront désormais pour toujours.

Dans la période qui précède la première guerre mondiale, les dirigeants syndicaux n’ont guère été les représentants légitimes de la classe ouvrière que dans la mesure où ils tenaient assumer ce rôle pour accroître leur crédit auprès de l’État capitaliste. Au moment décisif, alors qu’il fallait choisir entre le risque de compromettre une situation acquise [1], en appelant les masses à rejeter la guerre et le régime qui l’avait engendré ou renforcer leur position, en optant pour le régime, ils ont choisi le second terme de l’alternative et se sont mis au service du capitalisme. Ce n’a pas été le cas en France seulement, puisque les dirigeants syndicaux des pays impliqués dans la guerre ont adopté partout la même attitude. Si les dirigeants syndicaux ont trahi n’est-ce pas parce que la structure même du syndicat et sa place dans la société rendaient, dès le début, cette trahison possible, puis inévitable en 1914 ?


Benjamin Péret

[1Jouhaux et la majorité confédérale de 1914 ont avoué explicitement que la crainte de la répression les avait alors incités à l’acceptation de la guerre.