La disparition du Libertaire aurait laissé le mouvement anarchistes littéralement orphelin, dépourvu d’un organe central susceptible de servir de lieu de discussion autant que de tribune à ses différentes composantes, si Le Monde libertaire n’avait pas repris le flambeau dès 1954. L’arrêt définitif de la publication renforce d’ailleurs considérablement la position du journal de la nouvelle Fédération anarchiste en lui laissant le champ libre. Pourtant, le courant « néo-anarchiste » n’a pas disparu avec Le Lib et nous pouvons trouver d’autres représentants de cette tendance dans la presse militante de l’époque qui peuvent également être candidats au titre d’héritier du Libertaire.
La revue Noir et Rouge, fondée en mars 1956, perpétue jusqu’au début des années soixante-dix l’esprit de la synthèse anarcho-marxiste qui animait les fondateurs de l’O.P.B., tout en s’éloignant sur de nombreux points des thèses de Georges Fontenis. À l’origine, organe des Groupes anarchistes d’action révolutionnaire (G.A.A.R.) issus de la F.C.L., Noir et Rouge, contrairement au Libertaire, va réussir à s’affranchir des structures militantes traditionnelles et acquérir ainsi une plus grande indépendance sur le plan théorique. Face aux échecs successifs de recomposition d’un pôle communiste libertaire, les responsables de la revue abandonneront la prépondérance donnée à la question de l’organisation. Ils iront même jusqu’à rejoindre certains positions des individualistes les plus radicaux dans le refus de toute organisation. Mais le phénomène le plus remarquable est sans doute l’influence de la revue sur l’état d’esprit de nombreux animateurs de Mai 68. Elle préfigure en effet certaines des positions défendues par Daniel Cohn Bendit et Jean-Pierre Duteuil au sein du Mouvement du 22 mars [1].
Même si certains éléments permettent de les rattacher à l’histoire du journal, il ne faut pas chercher l’héritage du Libertaire du côté de la multitude de groupes tentée par une synthèse du marxisme et de l’anarchisme. Le journal Liberté animée par Louis Lecoin s’inscrit, par ses campagnes réussissant à mobiliser de nombreuses personnalités en faveur des objecteurs de conscience ou contre le régime franquiste, dans la grande tradition du Libertaire. Mais, le caractère essentiellement humanitaire de sa propagande le rapproche plus de S.I.A. que du journal fondé par Sébastien Faure.
En réalité, la seule succession reconnue aujourd’hui par la majorité des anarchistes est celle qui fait du Monde libertaire l’héritier direct du Libertaire [2]. En effet, l’organe de la Fédération anarchiste a conservé de nombreuses caractéristiques du Lib. Jusqu’à nos jours, il a joué un rôle équivalent au sein du mouvement et des milieux anarchistes français à celui qu’occupait Le Libertaire par le passé. De sorte que si nous avions l’occasion de faire une étude comparative des deux organes, il y a fort à parier que nous trouverions de très nombreux points communs. Mais cet exercice dépasse le cadre que nous nous sommes fixé et nous nous bornerons dans un premier temps à analyser les conditions d’existence spécifiques au Libertaire avant d’en aborder le contenu proprement dit.
[1] Sur l’évolution de cette revue voir l’article de Christian Lagant, « Sur le néo-anarchisme », Noir et Rouge, n°42, juin 1970, p. 21-29, l’anthologie intitulée « Noir et Rouge », cahiers d’études anarchistes révolutionnaires, Paris, éd. Acratie et Spartacus, 1982,285 p. et Christophe Bourseiller, Histoire générale de l’ultra-gauche, Paris, Denoël, coll. « Impacts », 2003, p. 344-347 et p. 479-481
[2] C’est la thèse que défend Maurice Joyeux dans sa brochure, Histoire du journal de l’organisation des anarchistes : du « Libertaire » au « Monde libertaire », op. cit. ; une conception partagée par les initiateurs de la série Increvables anarchistes : Histoire de l’anarchisme des anarchistes et de leurs foutues idées au fil des 150 ans du « Libertaire » et du « Monde libertaire », Bruxelles - Paris, coédition Alternative libertaire - Monde libertaire, 1998-2001, 10 vol.