La question de l’organisation n’a été réglée que provisoirement aux lendemains de la Première Guerre mondiale par la reconstitution de la défunte Fédération communiste anarchiste. D’un côté, les auteurs de cette résurrection ne s’estiment pas pleinement satisfaits des premiers résultats enregistrés et projettent de lui donner un nouvel élan. D’autre part, ils commencent à craindre la concurrence des différentes organisations d’obédience communiste. En France, les anarchistes n’ont pas hésité à manifester leur soutien à la Révolution soviétique en participant à la création de la première section française de l’Internationale communiste. Raymond Péricat, secrétaire du Comité de défense syndicaliste (C.D.S.) fonde ainsi le Parti communiste (P.C.), tentative originale de synthèse entre les méthodes des bolcheviques et l’anarchisme. Il invite les collaborateurs du Libertaire à y adhérer mais Lucien Haussard lui oppose une fin de non recevoir : « Les anarchistes malgré leur bon vouloir et à moins d’abandonner leur idéal ne pourront jamais adhérer au Parti Communiste » [1].
En réalité, de nombreux compagnons participent à ce rassemblement d’« ultra-gauche » en lui donnant une orientation assez éloignée des thèses bolcheviques [2]. Le P.C. devient, sous l’impulsion de ces éléments libertaires, la Fédération communiste des soviets (F.C.S.) au cours du congrès communiste de Paris, du 25 au 28 décembre 1919. Des collaborateurs réguliers du Libertaire adhèrent à l’une ou l’autre de ces organisations en même temps qu’à la Fédération anarchiste. Leur engouement s’explique par la nature même de ces groupuscules qui, à l’instar des groupements anarchistes, refusent la discipline imposée dans les partis politiques classiques et s’interdisent même de présenter des candidats aux élections. Barday, membre du P.C. et de la F.A., revendique dans Le Libertaire le droit à la double appartenance [3]. Casteu se montre agacé par la confusion qui règne dans les rangs des libertaires : « Entre le communisme autoritaire et la dictature de Karl Marx (...) et le communisme de Bakounine, il y a un abîme infranchissable » [4]. Enfin, il prévient les premiers bolcheviques français du danger d’une cohabitation forcée avec leurs anciens adversaires : « Si demain, le parti socialiste adhère à la troisième internationale, que ferez-vous ? » [5].
En dépit des mises en garde répétées, on ne compte plus les militants qui rejoignent avec armes et bagages le camp communiste. Dans son étude sur l’expérience soviétique en France [6], Christiane Jospin dresse une liste des principaux militants des soviets du P.C. ou de la F.C.S. Parmi la soixantaine de personnages cités, on relève les noms d’une vingtaine de collaborateurs du Libertaire. Il devient donc urgent pour les opposants à cette tendance « anarcho-bolchevique » de réagir. Un congrès anarchiste régional convoqué à Amiens le 17 septembre 1920 et ouvert à tous les « partisans des principes révolutionnaires » [7] doit repousser la proposition de création d’une fédération communiste du Nord. La Fédération communiste libertaire de la région Nord qui voit le jour à cette occasion voudrait servir d’exemple pour le mouvement à l’échelle nationale.
Dans ces circonstances, la naissance de l’Union anarchiste (U.A.) à Paris, les 14 et 15 novembre 1920 peut donc être interprétée comme une tentative d’endiguer la fuite des militants libertaires. Le débat sur la dictature du prolétariat occupe d’ailleurs une bonne partie des délibérations de ce congrès. Moins qu’une réelle influence de l’idéologie communiste sur les militants, ces débats révèlent surtout la confusion qui règne dans les rangs des libertaires. Aussi aboutissent-ils à une réaffirmation des principes fondamentaux de l’anarchisme.
Le Parti communiste français né 1920 au congrès de Tours va faire le chemin inverse en se débarassant des éléments anarchisants ou des syndicalistes révolutionnaires qui avaient cru pouvoir y trouver refuge. Marie et François Mayoux, exclus en 1922 se rapprochent de l’U.A. Victor Méric est exclu en 1923. Mais tous ne retournent pas forcément dans le giron libertaire. Pierre Monatte et Alfred Rosmer qui ont quitté le parti en décembre 1924, inaugurent le premier janvier 1924 une revue, La Révolution prolétarienne [8], à mi-chemin entre anarchisme et communisme perpétuant ainsi ce courant d’« ultra-gauche » inaugurée par le P.C. de Raymond Péricat. [9]
Toujours dans un souci de prendre ses distances avec sa rivale communiste, le deuxième congrès de l’Union anarchiste va condamner sans équivoque le concept de dictature du prolétariat. Réunis du 26 au 27 novembre 1921 à Villeurbanne, les adhérents de l’U.A. trouvent, beaucoup plus facilement que l’année précédente, un accord sur ce point. C’est le signe que les efforts de clarification de la doctrine ont porté leurs fruits. Les militants qui se situaient au carrefour de l’anarchisme et du bolchevisme ont du se résoudre à choisir un camp. Mais cette nécessaire mise au point condamne l’U.A. à l’isolement. Les congressistes ne peuvent que constater leur incapacité à lutter aux côtés des partis politiques :
(...) après des essais d’alliance, strictement momentanée, en vue de buts précis, avec les partis politiques se réclamant de la révolution, les anarchistes déclarent rejeter désormais toute idée d’entente avec quelque organisation politique que ce soit. [10]
Les manifestations contre la guerrre ou les débuts de la campagne pour Sacco et Vanzetti ont en effet montré les limites de l’action anarchiste au sein d’un cartel d’organisations. En dépit d’action communes, le P.C.F. reste l’ennemi numéro un de l’U.A. Cette rivalité prendra un tour tragique le 11 janvier 1924 à la Maison des syndicats, rue de la Grange-aux-Belles à Paris. Ce jour-là, une réunion contre la politique de Poincaré dans la Ruhr dégénère en bataille rangée entre anarchistes et communistes. Une fusillade éclate. On relèvera deux morts du côté des libertaires : Adrien Poncet, membre de la commission d’initiative de l’U.A., et Clot [11].
La lutte entre les deux organisations est inégale. Les effectifs de l’Union anarchiste sont nettement plus réduits que ceux du Parti communiste, ses adhérents beaucoup moins disciplinés. Enfin, comme nous l’avons déjà évoqué, les théories libertaires semblent discréditées par le déclenchement de la Première Guerre tandis que leurs adversaires marxistes qui ont réussi à faire la révolution en Russie sortent triomphants du conflit. Le dernier atout des anarchistes réside dans leur implantation de longue date dans le mouvement ouvrier. Le syndicalisme français reste au début des années vingt suffisament influencé par les conceptions libertaires pour résister aux tentatives d’hégémonie du Parti communiste. C’est dans ce milieu que la concurrence sera peut-être la plus féroce.
[1] Le Libertaire, n°22, 15 juin 1919.
[2] Cf. Annie Kriegel, Aux origines du communisme français, 1915-1920, op. cit., p. 285-307.
[3] Le Libertaire, n°24, 29 juin 1919.
[4] S. Casteu, « Pourquoi je n’adhère pas au Parti communiste », Le Libertaire, n°26, 13 juillet 1919.
[5] Ibid.
[6] Christiane Jospin, Les Anarchistes, la Révolution russe et l’expérience soviétique en France (1914-1921), Maîtrise, Paris I, 1975, p. 121-124.
[7] Germinal, n°53, août 1920.
[8] Cf. A.P. [André Prudhommeaux], « Les syndicalistes de la Révolution prolétarienne », Le Libertaire, n°74, 24 avril 1947.
[9] Sur ce courant méconnu à la gauche de l’extrême gauche cf. Christophe Bourseiller, Histoire générale de l’« ultra-gauche », Paris, Denoël, coll. Impacts, 2003, 546 p.
[10] La Revue anarchiste, n°1, janvier 1922.
[11] May Picqueray relate la scène dans ses souvenirs : Pour mes 81 ans d’anarchie, préface de Bernard Thomas, Paris, Atelier Marcel Jullian, 1979, rééd. sous le titre May la réfractaire, Traffic, 1992, p. 122-125.