Lorsqu’éclate, en 1921, l’affaire Sacco et Vanzetti, le sort de ces deux militants anarchistes italiens, condamnés à mort par la justice américaine, n’intéresse pas grand monde. L’équipe du Libertaire, suivant en cela l’exemple de nombreux titres de la presse anarchiste internationale, va employer toutes les ressources à sa disposition pour déclencher une mobilisation de l’opinion publique en leur faveur. Premier des journaux français à évoquer l’affaire [1], Le Lib réussit à entraîner la C.G.T.U. et le Parti communiste dans la campagne. Dès le 7 octobre 1921, un Comité départemental d’action pour Sacco et Vanzetti réunit les militants de l’U.A. et du P.C.F. L’ambassadeur des Etats-Unis en France reçoit le 19 octobre un colis piégé qui ne fait que des dégats matériels mais attire l’attention de la presse sur le sort de Sacco et Vanzetti. Personne ne l’apprendra à l’époque mais l’auteur de cet attentat n’est autre que l’anarchiste May Picqueray [2]. Pour faire connaître leur cas et s’opposer à leur exécution l’organe de l’Union anarchiste va continuer à publier de nombreux articles jusqu’en 1927. Le premier objectif est rapidement atteint mais la lenteur de la justice américaine fait bientôt retomber l’agitation.
Au sein des comités d’action pour Sacco et Vanzetti, les militants libertaires entrent une nouvelle fois en conflit avec le Parti communiste qui considère que « la campagne (...) est par trop teintée d’individualisme et d’anarchisme » [3]. Les communistes détournent la manifestation du 23 octobre 1921 de son objectif premier, l’ambassade des Etats-Unis, pour éviter les heurts avec la police. Ce genre de manoeuvres n’est pas du tout du goût des rédacteurs du Libertaire [4]. Mais, sans le soutien actif des organisations communistes et d’autres secteurs politiques plus modérés, la lutte pour la libération de Sacco et Vanzetti n’aurait jamais pu aboutir à une mobilisation d’une telle ampleur. Visiblement l’organisation anarchiste profite de cette audience inattendue pour dépasser le milieu des sympathisants. Sous l’impulsion de Louis Lecoin, elle privilégie un discours plus humaniste, moins militant, qui présente les deux protagonistes comme des héros ou des martyrs. Ils ne sont pas victimes d’une erreur judiciaire mais d’un véritable crime. Ce changement de ton s’accompagne de la création, en juin 1926, du Comité de Défense Sacco-Vanzetti afin d’étendre le mouvement de protestation. La tactique employée par ce comité préfigure en quelque sorte les modalités d’action des groupes de pression modernes. Puisque des anarchistes sont en danger de mort, peu importe les moyens employés pour les sauver. Le pragmatisme de Lecoin le conduit à faire appel à tous les soutiens possibles sans s’embarrasser de faux scrupules.
On me croira si je dis que l’intervention même du Pape avait été voulue et demandée par nous. Que n’aurais-je pas fait ? Et je m’en excuse auprès de ceux qui ne m’avaient peut-être pas mandaté pour aller jusque-là. [5]
Louis Lecoin n’hésite pas à fréquenter les allées du pouvoir. Il réussit ainsi à obtenir le soutien de la Ligue des Droits de l’Homme, de la C.G.T. et de la S.F.I.O., fait signer des pétitions à des parlementaires et des avocats ou réunit à la même tribune, le 26 février 1927, Léon Blum et Sébastien Faure ; ce qui ne va pas sans poser un cas de conscience à certains adhérents de l’U.A.C. En effet, les méthodes du Comité Sacco-Vanzetti sont loin de faire l’unanimité au sein de l’organisation à tel point qu’un comité spécifiquement anarchiste se crée. « Ces camarades tiennent surtout à se différencier des hommes politiques qui ne prennent la défense des prisonniers que pour l’unique motif d’opposition au parti adverse ». [6] Partisans d’une utopique pureté doctrinale, ils craignent surtout une possible dérive du mouvement libertaire par la fréquentation des partis et organisations de gauche. Pourtant, à y regarder de plus près, la démarche de Louis Lecoin ne semble pas aussi novatrice. Elle ne fait que reprendre et développer celle du fondateur du Libertaire, Sébastien Faure, qui à la suite de Bernard Lazarre fut un fervent défenseur du capitaine Dreyfus. Il profita des relations nouées à cette époque avec les milieux intellectuels et politiques pour faire condamner l’attitude du régime espagnol à l’égard des militants anarchistes.
En 1927, l’agitation en faveur des deux anarchistes italiens atteint son apogée. La campagne de presse du Lib connaît une telle extension que le journal en devient momentanément bi-hebdomadaire. [7] Huit éditions spéciales, au format de deux pages, sont consacrées à l’affaire, tandis que le tirage augmente pour atteindre à l’annonce de leur exécution 50 000 exemplaires. Pour Le Libertaire c’est aussi l’occasion d’une concurrence féroce avec L’Humanité. Le journal publie les lettres des condamnés à mort accolées à leurs photos ou des dessins les représentant. « L’Otage », un conte signé Clovis et dédié à Sacco et Vanzetti, raconte l’enlèvement d’un ambassadeur américain à Paris [8].
Les meetings et les manifestations s’avèrent incapables de faire plier la justice américaine. Dans la nuit du 22 au 23 août 1927, vers minuit, Sacco et Vanzetti passent sur la chaise électrique. Le Libertaire publie une édition spéciale seulement vingt minutes après l’exécution [9]. Sous le mot « Assassinés » qui barre la première page, l’Union anarchiste appelle à manifester le soir même devant l’ambassade américaine. De son côté, le Parti communiste donne rendez-vous à ses troupes sur les grands boulevards de la Porte St Martin à la rue Montmartre. Les deux cortèges finissent par se rassembler. Ces manifestations tournent presque à l’émeute. L’Humanité dénombre plus de deux cents arrestations et plusieurs centaines de blessés. [10] Les dégâts matériels sont considérables.
L’Union anarchiste désire continuer l’agitation en s’opposant au défilé de l’American Legion, une association d’anciens combattants. Mais la défection du Parti communiste, oblige les organisateurs à annuler la manifestation prévue au dernier moment. Désormais Le Libertaire se bornera à entretenir la légende de Sacco et Vanzetti en commémorant l’anniversaire de leur exécution ou en publiant leurs dernières déclarations. [11] En en faisant des martyrs tombés pour la cause, les anarchistes ne faisaient que respecter les dernières volontés de Sacco et Vanzetti eux-mêmes qui avaient conscience de devenir par leur sacrifice de véritables symboles. [12]
[1] Le Libertaire, n°135, 19 août 1921.
[2] May Picqueray, May la réfractaire, op. cit., p. 60-61.
[3] « Une réunion réconfortante. La Fédération de la Seine fait l’autocritique de son activité récente » in L’Humanité, 31 octobre 1921, cité par Anne Rebeyrol et Jean-Paul Roux-Fouillet, L’Affaire Sacco-Vanzetti vue par « L’Humanité » et « Le Libertaire », mémoire de maîtrise, Université Paris I, 1971, p. 155.
[4] Le Libertaire, n°145, 28 octobre 1921.
[5] Louis Lecoin, Le Cours d’une vie, op. cit., p. 132
[6] Le Libertaire, n°110, 13 mai 1927.
[7] Entre août et septembre 1927, paraissent seize numéros.
[8] Le Libertaire, n°394, 16 janvier 1925.
[9] Ronald Creagh, Sacco et Vanzetti, Paris, La découverte, 1984, p. 236.
[10] L’Humanité, 25 août 1927.
[11] Voir par exemple Le Libertaire, n°145, 20 janvier 1928.
[12] Sur la figure du martyr dans la « mythologie » anarchiste, voir Mimmo Pucciarelli, L’Imaginaire des libertaires aujourd’hui, Lyon, A.C.L., 1999, p. 47-52.