Les grèves et la tactique du Front révolutionnaire

Le programme du Front populaire n’inspire pas confiance aux anarchistes mais les occupations d’usines provoquent leur enthousiasme. Ces actions spontanées dépassent en effet toutes leurs espérances. Durant le mois de juin, le mouvement aurait touché près de deux millions de grévistes. Les anarchistes veulent y voir une résurgence du syndicalisme révolutionnaire français. Ils précisent le sens du slogan de Marceau Pivert : « Tout est possible... Oui par l’action directe ». [1] Mais la période d’euphorie fut de courte durée. Pour Le Libertaire, la signature des accords de Matignon, dans la nuit du 7 juin, est synonyme du rétablissement de l’ordre. L’hebdomadaire accuse la direction confédérale et le gouvernement de brader les revendications ouvrières. Toutefois le bilan des conquêtes sociales reste positif. La semaine de 40 heures, les contrats collectifs et les congés payés sont les résultats concrets de la mise en pratique des méthodes d’action directe. En soutenant ces réformes, l’Union anarchiste tire les bénéfices de la vague de grèves. Elle enregistre une augmentation sensible de ses effectifs qui atteignent environ 3.000 adhérents répartis dans 70 groupes.

Réunis en congrès du 12 au 13 avril 1936, les délégués de l’Union anarchiste avaient adopté officiellement la tactique du Front révolutionnaire. Il s’agit en réalité d’une coalition de divers groupements dont le plus important est sans conteste la Gauche révolutionnaire de Marceau Pivert. Fidèles aux décisions des délégués, les rédacteurs du Libertaire s’emploieront à défendre cette nouvelle orientation dans les colonnes du journal. Mais cette stratégie, ainsi que les prises positions de plus en plus réformistes de l’Union anarchiste, vont entraîner une nouvelle scission. Le mois d’août 1936 voit la naissance de la Fédération anarchiste de langue française (F.A.F.). Cette nouvelle organisation veut réaliser avec la C.G.T.-S.R. une alliance du type de celle qui unie de l’autre côté des Pyrénées la F.A.I. à la C.N.T. Elle édite le journal Terre libre [2] auquel collaborent Voline et André Prudhommeaux. Les rédacteurs de Terre Libre n’hésitent pas à dénoncer les méthodes de l’Union anarchiste [3]. Mais leurs fréquentes attaques n’embarrassent pas outre mesure Le Libertaire et l’U.A., laquelle accorde désormais plus d’importance à la constitution d’un front révolutionnaire [4] qu’à l’unité du mouvement anarchiste.

L’explosion des effectifs de la C.G.T. remet à l’ordre du jour la question de l’indépendance du syndicalisme. Une enquête sur ce phénomène révèle la crainte des militants de l’U.A. de se laisser submerger par le flot des nouvelles recrues. Leur influence sur ces jeunes recrues syndicalistes qui connaissent mal l’histoire du mouvement ouvrier est à peu près nulle. Les communistes profitent beaucoup mieux de la situation et sont en passe de prendre le pouvoir au sein de la C.G.T. réunifiée. A l’imitation du Parti communiste, les militants de l’U.A. ont pourtant constitué quelques groupes d’usine. Leur objectif avoué ne consiste pas à infiltrer le mouvement social pour lui donner une orientation libertaire mais à y répandre les méthodes d’action directe. Il s’agit surtout de défendre une certaine conception du syndicalisme contre la colonisation stalinienne de la C.G.T. Mais le redressement de l’Union anarchiste est trop récent pour lui donner les moyens de parvernir à ses ambitions. On dénombre seulement une dizaine de groupes en région parisienne et leur existence ne va pas sans provoquer de nouvelles polémiques. Ils ne seront même pas admis au dernier congrès de l’U.A. qui se tiendra à Paris du 30 octobre au 1er novembre 1937.

[1Le Libertaire, n°502, 25 juin 1936.

[2Terre Libre prit la suite de L’Eveil social avant de devenir l’organe de la F.A.F. à partir de septembre-octobre 1936. Voir René Bianco, Un siècle de presse anarchiste..., op. cit., p. 2065-2067.

[3Sur les rapports entre les deux organisations au moment de la guerre d’Espagne cf. David Berry, « Face à la guerre civile d’Espagne » in Itinéraire, n°13, 1995, p. 52-60.

[4Voir Gaetano Manfredonia, « 1936 : de la révolution à la guerre », Les Œillets Rouges, n°2, mars 1987, p. 69-84.