De Barcelone à Munich

Pour les libertaires français, la victoire de Franco réduit à néant toute chance de paix. L’U.A. qui a profité du mouvement de sympathie pour la révolution espagnole reste très minoritaire, d’autant qu’elle enregistre un certain recul à partir de 1938. La stratégie du Front révolutionnaire, loin d’avoir donné les résultats escomptés, a seulement contribué à diviser le mouvement anarchiste. Dans ces conditions Le Libertaire, dont l’audience ne dépasse pas le cadre des sympathisants, ne peut espérer impulser un mouvement pacifiste d’importance.

Une nouvelle fois, l’U.A. privilégie le rapprochement avec les organisations politiques de gauche à l’entente entre les différents groupements libertaires. Rejetant la proposition d’alliance de la C.G.T.-S.R., elle s’engage en avril 1938 dans le Centre syndical d’action contre la guerre animé par des militants de la C.G.T. [1] Le Centre préconise la tenue d’une conférence européenne chargée de réviser le traité de Versailles, et d’assurer une meilleure répartition des matières premières. En septembre 1938, le Centre, élargi à d’autres organisations, prend le nom de Centre de liaison contre la guerre et l’Union sacrée (C.L.C.L.G.). La nouvelle coalition regroupe, aux côtés du Centre syndical d’action contre la guerre, de l’U.A. et de la Solidarité internationale antifasciste, la Ligue internationale des combattants de la Paix (L.I.C.P.), le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (C.V.I.A.), le Parti socialiste ouvrier et paysan (P.S.O.P.) de Marceau Pivert et la Fédération postale de la C.G.T.

Mais les propositions de ce comité, contenues dans un manifeste [2] publié dans Le Libertaire, cadrent mal avec la position développée par l’Union anarchiste. Celle-ci s’oppose fermement au pacifisme intégral défendu par La Patrie humaine et lui préfère le pacifisme révolutionnaire conforme aux principes de l’internationalisme prolétarien. Cette conception repose sur l’espoir d’un sursaut antimilitariste du mouvement ouvrier. Pourtant, cette position « officielle » ne fait pas l’unanimité. Lashortes chargé de la rubrique internationale du Lib, va jusqu’à justifier l’Anschluss. A ses yeux l’Autriche, « cet Etat absurde, né de la dernière guerre, n’était pas valable ». [3] Il juge d’ailleurs qu’« un nouveau Munich serait préférable à la guerre ». [4] Louis Lecoin qui incarne le type même du militant pacifiste intransigeant, évoquera plus tard son état d’esprit au moment des accords de Munich :

Pour que la guerre ne passe pas, nous étions prêts à tout et à plus encore. Personnellement, j’eusse pactisé avec le diable pour l’éviter. De même pendant le conflit, je me serai damné tout à fait pour en écourter la durée. [5]

En février 1939, Le Libertaire, ouvre une enquête auprès de ses lecteurs sous le titre « Précisons notre pacifisme ». [6] Pour un mouvement qui n’avait pas tenu de congrès depuis novembre 1937, il devenait urgent de consulter ses adhérents sur la question. Même s’il ne s’agit pas vraiment d’un référendum, les réponses publiées émanent en effet toutes des groupes de l’U.A. Ils expriment pour la plupart leur rejet de la guerre. Mieux que les discours des collaborateurs réguliers du journal, ces témoignages révèlent l’absence de perspectives pour les militants anarchistes. Tirant les leçons de l’échec de la Révolution espagnole, Maurice Laisant du groupe d’Asnières déclare que « consentir à la guerre, accepter la lutte sur le terrain où veut la placer le capitalisme, c’est mourir ou pour la réaction ou pour le communisme stalinien ce qui revient au même » [7] Son opinion sera largement confirmée par les responsables de la rédaction eux-même lorsqu’ils présenteront les conclusions de l’enquête :

Tous, dans leur réponse, ont été d’accord pour reconnaître que la lutte poursuivie, avec toutes ses conséquences, par les anarchistes espagnols était légitime.

Mais il ne s’est trouvé non plus un seul correspondant pour accepter d’identifier, fût-ce une minute, la guerre impérialiste à laquelle nos dirigeants nous préparent, au nom de la démocratie, avec le combat de nos frères ibériques. [8]

En effet, si il s’était trouvé des anarchistes français susceptibles de s’engager dans la Seconde Guerre mondiale en pensant participer à une croisade antifasciste, le sort réservé à leurs homologues espagnols devait les en dissuader. Faisant l’analyse des relations internationales [9], ils ne se sentent pas directement concernés par le jeu des impérialismes et refusent de prendre le parti des démocraties contre celui des dictatures, surtout dans la mesure où la Russie de Staline prétend faire partie du camp des démocrates. L’un des plus chauds partisans de l’antimilitarisme révolutionnaire, René Frémont, finit par admettre qu’il ne reste plus « aux pacifistes que la solution individuelle ». [10] Le même désarroi transparaît dans les consignes que la Fédération parisienne de l’U.A. donne à ses militants sur l’attitude à adopter dans l’éventualité du déclenchement d’un conflit :

Les militants doivent sauver leur peau et réaliser une organisation clandestine leur permettant de rester en liaison entre eux, même si toute propagande leur est impossible. [11]

[1A partir du 7 avril 1938, Le Libertaire publie régulièrement le compte-rendu des activités du Centre syndical d’action contre la guerre.

[2« Manifeste du Centre de liaison contre la guerre », Le Libertaire, n°651, 27 avril 1939.

[3Lashortes, Le Libertaire, n°593, 17 mars 1938.

[4Id., « Munich... ou la guerre ? », Le Libertaire, n°661, 6 juillet 1939.

[5Louis Lecoin, Le Cours d’une vie, op. cit., p. 160.

[6Le Libertaire du n°642, 23 février 1939 au n°650, 20 avril 1939.

[7Le Libertaire, n°648, 6 avril 1939.

[8« Analyse et conclusion de notre enquête », Le Libertaire, n°651, 27 avril 1939.

[9« Tableau des relations politiques mondiales », Rapport du Bureau International Antimilitariste, Le Libertaire du n°649, 13 avril 1939 au n°651, 27 avril 1939.

[10René Frémont, Le Libertaire, n°618, 8 septembre 1938.

[11Archives de la Préfecture de Police, dossier U.A.C.R., carton 50, rapport du 20 mars 1939, passage cité par Jean Maitron in Le Mouvement anarchiste en France, op. cit., vol. II, p. 37.