S’il ne veut rien laisser voir des luttes fratricides qui déchirent la Fédération anarchiste, Le Libertaire n’en constitue pas moins un des lieux privilégiés après les bulletins intérieurs et les congrès de ces affrontements. Engagés dans une entreprise de révision idéologique, les membres de l’O.P.B. apportent une attention toute particulière aux articles théoriques. Ils publient ainsi les thèses de Georges Fontenis dans la rubrique « Problèmes essentiels » ou rééditent de larges extraits de leurs auteurs favoris sous le titre de « Classiques de l’anarchisme ». Michel Bakounine [1], Errico Malatesta [2] et Jean Grave [3] sont les plus fréquemment cités avec Pierre Kropotkine [4], Nestor Makhno [5] ou encore Élisée Reclus [6]. Mais, pour faire bonne mesure, les militants de l’O.P.B. insèrent également des passages des textes de Sébastien Faure [7] ou de Voline [8] qu’ils jugent favorable à leur courant de pensée.
Cet infléchissement de la ligne politique du journal vers un contenu presque exclusivement communiste libertaire au détriment d’autres tendances a été si progressif qu’il se remarquerait à peine si l’on s’en tenait à l’étude des articles de fond. C’est en effet dans le traitement de l’actualité et dans les prises de position publiques que la nouvelle orientation de la F.A. se manifeste le plus clairement. La défense de la notion de « 3ème front révolutionnaire » ou l’engagement explicite en faveur des nationalistes algériens sont l’œuvre obstinée des animateurs de l’O.P.B. Ils se montrent toujours plus déterminés à faire du Libertaire, l’« organe de l’anarchisme révolutionnaire » tendance lutte de classe en se démarquant de l’« anarchisme indéfini vieillot et sentimental, désormais périmé et inefficace ». [9]
Tous les adhérents de l’organisation ne l’entendent pas ainsi. Les militants exclus et les derniers opposants saisissent l’occasion du changement de nom pour se rassembler. Au cours d’un congrès de reconstitution de la Fédération anarchiste réuni à Paris du 25 au 27 décembre 1953, ils procédent à l’audissolution de l’Entente anarchiste. 56 groupes y sont représentés. Symboliquement la perte du Libertaire a peut-être été l’un des épisodes les plus dramatiques de la crise qui vient de secouer le mouvement anarchiste français. L’urgence est donc de le doter d’un nouvel organe. Mais les caisses sont vides. Le premier numéro du Monde libertaire ne paraitra qu’en octobre 1954. Le journal se veut l’héritier direct du titre fondé par Sébastien Faure et se définit comme « un grand journal anarchiste qui a repris le flambeau allumé en 1895 par Louise Michel et Sébastien Faure et que quelques individus sans scrupules, mais non sans félonie, avaient éteint en le traînant dans la boue. » [10] La filiation se fait d’autant plus facilement que d’anciens collaborateurs qui s’étaient tenus à l’écart depuis 1945 choisissent ce moment pour retrouver la rédaction : Pierre-Valentin Berthier, Charles-Auguste Bontemps, Jeanne Humbert ou Louis Louvet figurent au sommaire des premiers numéros. Seule ombre au tableau, le journal restera mensuel jusqu’en 1977, date à laquelle il retrouvera une périodicité hebdomadaire.
Pour mesurer le choc causé par la perte du Libertaire, il suffit d’examiner les statuts de la nouvelle Fédération anarchiste. Afin d’éviter de nouvelles déconvenues, les refondateurs de la F.A. ont confié la propriété légale de leur revue à l’Association pour l’étude et la diffusion des philosophies rationnalistes. Les membres de cette association ne sont pas élus en congrès mais désignés par cooptation. Ils sont choisis pour représenter les différentes tendances anarchistes [11]. Les Principes de base de l’organisation reconnaissent en effet l’existence d’au moins trois courants distincts : les individualistes, les communistes libertaires et les anarcho-syndicalistes. « L’action sera axée avant tout sur la défense et l’émancipation révolutionnaire des exploités, sans que soit perdu de vue le fait que ce ne sont pas les classes, mais les positions d’esprit qui s’opposent à l’anarchie » [12]. Cette conception se retrouve dans la mission confiée au Monde libertaire conçu comme une « tribune ouverte à tous les courants de la pensée anarchiste » [13]. Ce dernier doit assurer toute publicité à des titres concurrents « ainsi d’ailleurs qu’à toute activité s’exerçant dans le cadre de la culture, de la recherche, de l’action ou de la propagande anarchiste ». [14] Il s’agit avant tout de ne pas renouveler l’expérience du Libertaire. Pour Maurice Joyeux qui sera l’un des principaux animateurs de la nouvelle fédération, « le problème essentiel consistait à liquider les infiltrations marxistes, programmées ou pas, celles-ci risquant de désagréger la Fédération anarchiste, et il fallait pour un temps rassembler tous ceux qui redoutaient la politisation de l’organisation. » [15] Cette préoccupation va conduire les dirigeants de la F.A. à se couper des groupes les plus en phase avec l’esprit de mai 1968.
[1] Michel Bakounine, « Les paysans et la révolution », Le Libertaire, n°252, 19 janvier 1951, « L’organisation du prolétariat », Le Libertaire, n°260, 16 mars 1951, « Les insurgés », Le Libertaire, n°270, 25 mai 1951, « Bakounine et la campagne électorale », Le Libertaire, n°273, 15 juin 1951, « Le capitalisme et l’Etat contre les travailleurs », Le Libertaire, n°274, 22 juin 1951, « Pourquoi la propriété capitaliste doit disparaître », Le Libertaire, n°279, 17 août 1951, « La loi d’airain du salariat », Le Libertaire, n°290, 23 novembre 1951, « Le travail individuel et le socialisme bourgeois », Le Libertaire, n°304, 29 février 1952, « Organisation de l’Internationale », Le Libertaire, n°319, 12 juin 1952 et n°320, 19 juin 1952, « La liberté et l’égalité », Le Libertaire, n°35, 20 novembre 1952, « La liberté n’existe que dans la collectivité », Le Libertaire, n°349, 26 février 1953 et « Partis de la revendication », Le Libertaire, n°360, 14 mai 1953.
[2] Errico Malatesta, « Anarchisme synonyme de socialisme », Le Libertaire, n°305, 7 mars 1952, « L’organisation anarchiste et les masses », Le Libertaire, n°331, 23 octobre 1951, « L’organisation nécessaire », Le Libertaire, n°332, 30 octobre 1952, « L’organisation et la liberté », Le Libertaire, n°333, 6 novembre 1952 et n°334, 13 novembre 1952, « Les dangers de la non-organisation », Le Libertaire, n°338, 11 décembre 1952 et « Allons au Peuple ! », Le Libertaire, n°342, 8 janvier 1953.
[3] Jean Grave, « Le syndicalisme peut-il se suffire ? », Le Libertaire, n°290, 23 novembre 1951, « Les anarchistes et la revendication », Le Libertaire, n°308, 28 mars 1952, « Les anarchistes réalistes entrent dans la bataille sociale », Le Libertaire, n°312, 25 avril 1952, « Pourquoi nous sommes révolutionnaire », Le Libertaire, n°314, 9 mai 1952 et « Les anarchistes et les luttes revendicatives », Le Libertaire, n°345, 29 janvier 1953.
[4] Pierre Kropotkine, « L’action anarchistes dans la révolution », Le Libertaire, n°306, 14 mars 1952, « La vindicte appelée Justice », Le Libertaire, n°317, 30 mai 1952 et « L’action anarchiste dans la révolution », Le Libertaire, n°353, 26 mars 1953.
[5] Nestor Makhno, « Les masses dans la révolution et l’organisation anarchiste », Le Libertaire, n°346, 5 février 1953, « Sans organisation solide, la révolution tombe aux mains des politiciens », Le Libertaire, n°348, 19 février 1953.
[6] Élisée Reclus, « Révolutions progressives, révolutions régressives », Le Libertaire, n°256, 16 février 1951 et « Révolution ou dictature », Le Libertaire, n°259, 9 mars 1951.
[7] Sébastien Faure, « La classe ouvrière et la révolution », Le Libertaire, n°300, 1er février 1952.
[8] Voline, « Deux conceptions opposées de la Révolution russe en 1917 », Le Libertaire, n°344, 22 janvier 1953.
[9] Comité National de la F.A., « Le Libertaire, organe de l’anarchisme révolutionnaire », éditorial du Libertaire, n°335, 20 novembre 1952.
[10] « Camarades : Le Monde libertaire vous parle », éditorial du Monde libertaire, n°11, juillet 1955.
[11] Au moment de sa création l’association comprend : Pierre-Valentin Berthier, Bonnel, Charles-Auguste Bontemps, Clove, Clavel, Maurice Fayolle, Fougeras, Galli dit Lyg, Suzy Chevet, Maurice Joyeux, Maurice Laisant, Joe Lanen, Aristide Lapeyre, Louis Lecoin, René Lefeuvre, Paul Mauguet, Roger Pantais, André Prudhommeaux, Jean-René Saulière dit André Arru et Georges Vincey, d’après la liste publiée dans le Bulletin intérieur de la Fédération anarchiste, n°7, juillet 1955, p. 19.
[12] Association pour l’Étude et la Diffusion des Philosophies Rationalistes, cité par Roland Biard in Histoire du mouvement anarchiste 1945-1975, Paris, Éditions Galilée, 1976, p. 112.
[13] Éditorial du Monde libertaire, n°2, novembre 1954.
[14] Association pour l’Etude et la Diffusion des Philosophies Rationalistes, op. cit.
[15] Maurice Joyeux, Sous les plis du drapeau noir. Souvenirs d’un anarchiste, vol. 2, op. cit., p. 155.